Extraits de "J'AI CHOISI MA LIBERTÉ " par Pierre Roelandt 
-Les presses littéraires- 66240 Saint-Estève- Juillet 2002
Prêtre du diocèse de Lille, Aumônier du 4° régiment d'artillerie divisionnaire, Aumônier d'action Catholique du Pévèle, Fondateur de la Chapelle et du foyer du Thélut-Waca, marié, père de 2 enfants, grand-père de 5 petits enfants.

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la rentrée 1931- l'accueil 1931 - le réveil 1931 - la promenade 1931- les repas 1931- les fêtes 1931


La locomotive de " La Flèche d’Or " reliant Calais à Paris respire bruyamment en crachant des nuages de fumée noire. C’est le 1° Octobre 1931. Je quitte la maison paternelle de la rue de Valenciennes à Calais pour entrer au petit séminaire.
Tout fier de mes 11 ans, je traîne une valise, plus lourde que mot et ma mère porte le grand sac de coton noir qui contient mon trousseau. Pendant deux mois, on a couru tous les magasins pour m’équiper: nécessaire de toilette, chaussures, linge, vêtements chauds, etc.

Le plus difficile c’était de trouver les bas noirs, longs jusqu’à mi-cuisses. C’est une contrainte du règlement du séminaire et une incidence de la doctrine sulpicienne, toute pétrie de jansénisme, selon laquelle la chair est méprisable.

Enfin ça y est, c’est complet. Il ne me manque plus que la casquette à liséré argenté, arborant l’emblème de l’institution St-François d’Assise. Nous devons l’acheter au séminaire….]

1938, l'uniforme.


En 1938, les élèves de 6°A portaient encore les bas noirs.
Au centre. M l'abbé  Lepers. 
Parmi les élèves, un futur supérieur: Gérard Robitaillie  




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[…Nous quittons la tante Marie et nous prenons la direction de la rue Warein; une large avenue, qui conduit à la campagne flamande.

Au centre, trône l’imposante institution St François d’Assise à la façade grise et austère, avec son portail de chêne et ses fenêtres aux verres brouillés. Il ne fallait pas que les élèves soient distraits par la vie extérieure. Le séminaire devait être comme un monastère au sein duquel les vocations devaient être couvées et protégées de toute tentation du dehors.

La lourde porte de chêne s’est ouverte sur notre appel.
A l’intérieur ça grouille. Je me sens tout petit. "Par ici, Madame! Votre nom?
— Roelandt
— Dortoir 6 - Numéro 97"
Ce numéro me suivra tout au long de mes études à St-François. Nous entrons au dortoir, une vraie salle commune d’hôpital, éclairée par de hautes fenêtres aux vitres peintes en blanc qui veulent nous séparer du monde. A chacun son lit, son placard, sa penderie au fond de laquelle se cache le vase de nuit en grossière faïence blanche.Ma mère me passe les draps tout neufs en grosse toile de lin, faite pour résister à de multiples lessives.
- Tiens, me dit-elle, on va faire ton lit.

De temps en temps, on voit passer une soutane, un prof. Rien que des prêtres, à qui on n’a pas demandé leur avis. Vous serez professeur de lettres. C’est un ordre. Ils ont fait le vœu d’obéissance, pas question de discuter même s’ils avaient rêvé d’un autre ministère.

Le cloitre en 1937

Le cloître en 1937 photographié par un futur supérieur: Gérard Robitaillie.


Pendant que j’observe mes futurs condisciples, ma mère a sorti tout le linge, qu’elle range dans le placard, et cache un paquet de chocolat derrière une pile de bas noirs. Il y a aussi un petit morceau de beurre car le prospectus précisait qu’il n’y a pas de beurre au petit déjeuner. Pour un flamand, c’est inconcevable! …]


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[…Six heures du matin, la cloche sonne.
En silence, on ferme le lit et on fait sa toilette rudimentaire. Un bassin en métal émaillé et un broc d’eau glacée. On se frotte les mains, le visage, le cou. Le reste ce sera pour la douche du samedi. Ensuite la cloche annonce la messe, suivie du petit-déjeuner, comprenant un bol de café, un quignon de pain et un petit ravier de confiture. Avec cela, il faut tenir le coup jusqu’à midi, subir deux heures de classe et l’heure en salle d’études. Pas étonnant qu’à 18-20 ans, la tuberculose éclate et ravage les poumons. Le séminaire ignore le corps et soigne l’esprit. Hélas comme disait "Pascal" : "Qui fait l’ange fait la bête !"

Sport: 1938

1938: le sport au Séminaire Saint-François d'Assise, sous l'ancien préau, 
devant l'étude de 2° division.


Le règlement du séminaire ressemble à celui d’un collège ordinaire. Les études sont les mêmes. L’emploi du temps est identique avec cette différence, cependant, qu’au séminaire, on s’efforce d’inculquer aux élèves un sens aigu de la discipline. Les repas se prennent en silence. Dans la " chaire " surélevée, un élève, à tour de rôle, lit à haute voix monocorde la biographie de St-Jean Bosco ou l’imitation de Jésus-Christ.


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Chaque mercredi, la grande porte cochère à deux battants s’ouvre pour laisser passer le cortège des séminaristes, en pèlerine noire et casquette, par rangs de trois. Qu’il pleuve, qu’il vente, qu’il neige, la promenade hebdomadaire nous conduit à travers les chemins de la plate campagne flamande, bordée de champs de pommes de terre, de betteraves, de maïs et de pâturages verdoyants troués de petites étendues d’eau qu’on appelle "la mare ". C’est là que s’abreuvent les troupeaux, qui fuient en meuglant, au passage de notre cortège sinistre.

On évite toujours les rues de la ville. Nous n’avons droit qu’à la campagne et, parfois, au bois des huit rues distant de 5 kms. C’est la promenade que je préfère, au milieu des chênes centenaires, des hêtres, de marronniers, avec le vent qui chante dans le feuillage, et les myosotis qui se cachent dans la mousse. Mais le mieux c’est en Décembre lorsque le froid s’immobilise et que la neige fige les arbres dans un gel silencieux. Si nous ne sommes pas trop en retard, le prof. nous donne quartier libre et alors c’est le défoulement dans une furieuse bataille de boules de neige. On en oublie pour quelques instants la discipline.

C’est avec regret que nous quittons le mystère de la forêt, dont le calme et le silence vous pénètrent l’âme. Une fois franchie la lourde porte grise du séminaire, un coup de sifflet nous rappelle à la réalité. Nos jeunes appétits sont aiguisés par le grand air mais, d’abord, il faut sortir le "nécessaire à chaussures" et se mettre à supprimer toute trace de boue. " Il faut que ça brille ! " nous clame le surveillant. Je crains que nos professeurs, quand ils auront une paroisse, ne continuent de légiférer et d’en appeler au règlement. Sauront-ils observer, écouter, être réceptifs et ouverts?

promenade en 1938


Une grande promenade en 1938. 
Les séminaristes devant l'église de Lillers. 


La Toussaint est une autre occasion de sortir pour les séminaristes. 300 garçons en rangs de trois vont traverser la ville pour se rendre au cimetière.
J’attache une importance particulière à ce déplacement car la maison de la Tante Marie se trouve juste en face du cimetière, et la Toussaint est une occasion de rassemblement des oncles et tantes autour de la Grand-Mère, rue de la Paix.

Évidemment, il y a les cousins et les cousines, qui guettent le passage du cortège et spécialement Henriette, qui n’a pas froid aux yeux et qui n’a pas besoin de permission pour traverser les rangs des séminaristes et porter à "P’tit Pierre " un gros morceau de gâteau, prélevé sur le dessert familial.

Le surveillant n’a rien vu ou il a fermé les yeux, pour la circonstance, pourvu que je sois présent avec mes condisciples autour de la tombe des supérieurs de St-François.

Chaque famille, respectueuse de la Tradition, met son point d’honneur à fleurir la tombe de ses disparus et le cimetière ressemble à un vaste jardin, où les chrysanthèmes multicolores rivalisent d’éclatante splendeur. Au milieu de cette forêt de tombes, rompant le silence et le recueillement, s’élève la prière des morts chantée par 300 voix de jeunes.

"Des profondeurs je crie vers toi Seigneur
" Écoute mon appel
" Que ton oreille se fasse attentive
"Au cri de nia prière.

Il semble, que soudain la vie s’est arrêtée, les visiteurs restent figés sur place. Des mouchoirs sortent des sacs à main. C’est un moment poignant, inoubliable, un de ces moments forts de la vie où chacun se plonge dans ses souvenirs et se repose la question de sa propre existence.
Avant de quitter le cimetière, le prof nous rassemble autour du vieux calvaire de pierre qui domine le champ des morts et c’est le chant du souvenir aux soldats qui ont donné leur vie pour la France.

Le retour a lieu en silence jusqu’à la rue Warein. Demain ce sera le départ pour 4 jours de vacances…]

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[ …Les rentrées de vacances sont, pour moi, synonymes de " cafard " et ce sera vrai jusqu’à la fin de mes études. Je ne pleure pas, pour éviter de faire souffrir ma famille, mais le contraste entre la chaude ambiance de la maison et la froideur impersonnelle du séminaire, m’est insupportable. Le soir, je me cache sous mes couvertures pour donner libre cours à mes larmes et je compte le nombre de jours qui me séparent des prochaines vacances.

Le froid se fait plus intense, à mesure qu’on s’éloigne de Noël. Une eau glaciale mêlée de neige tombe dans la cour tandis qu’une lourde chape de brouillard écrase tous les bâtiments. Il est midi. Nous avons hâte que la récréation s’achève pour joindre le réfectoire car, depuis ce matin à 8 heures, les estomacs crient famine. La cloche sonne. On se met en rangs et en silence, notre procession se dirige vers la grande salle, où 300 couverts sont dressés avec, à côté de chaque assiette, une miche de pain de 200 grs à laquelle on ne touche pas tant que les portes du réfectoire ne sont pas fermées et que le Supérieur a récité la prière avant le repas.

Le refectoire en 1931Dominant les tables des élèves, une estrade supporte la table des professeurs qui entourent le Supérieur. C’est ce dernier qui, après la prière, donne le signal du début du repas.
La voix du lecteur perché dans le "baquet " a bien du mal à dominer le cliquetis des assiettes, cuillers, fourchettes. A la mode flamande, le menu comporte d’abord la soupe de légumes. Elle est suivie d’un morceau de bœuf, qui tiendra au corps si on arrive à le couper, et d’un plat de lentilles, qui requiert toute l’attention, car il recèle de petits cailloux sournois qui vous écrasent les mâchoires. Après ce repas frugal et monastique, le Supérieur agite la sonnette pour les grâces. 
Il faut remercier même si la qualité du repas est contestable.

Prière avant et après les repas.
Prière avant et après les classes: une religion de pratiques où le règlement est roi. Et l’esprit de I’Évangile dans tout cela ? Où est le contact personnel avec le Christ? Tout est bien, pourvu que le coutumier soit respecté.

Un extérieur, un décor, un vernis. C’est cela que l’on m’apprend pour plus tard quand j’aurai ma paroisse. C’est cela que je devrai enseigner: une façon de paraître. Mais que reprochait le Seigneur aux pharisiens de l’Évangile?

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La chapelle, le travail, le réfectoire, la salle d’études, tel est la trame de notre existence. Heureusement, il y a des fêtes. Tout de suite après l’hiver, les saints de glace et la procession, dans les jardins, pour les fruits de la terre ; les jardins que nous devinons à travers les palissades de la cour et qui nous sont interdits. Pour moi c’est l’Eden, une sorte de paradis fermé. Aussi la procession des rogations constitue une évasion. Tout en chantant les litanies des saints, je contemple les premiers bourgeons, débordant de sève sur les arbres fruitiers, les perce-neige qui forment une bordure éclatante le long des allées, le soleil qui a l’air d’un œuf poché au-dessus du clocher Pour un temps j’oublie ma leçon de géographie et mes démêlés avec l’algèbre. Courte et sainte diversion, avant la reprise de la monotonie quotidienne.


Le jour de la fête-Dieu, sur la Grand-Place 


Une autre fête très attendue que nous ramène l’été c’est la procession du St-sacrement, à travers les rues de la ville, dûment pavoisées, et dont le sol est recouvert de pétales de roses. Sur la place est dressé un immense reposoir chargé d’œillets roses, rouges et blancs, de magnifiques chandeliers d’argent de nappes blanches brodées. La foule qui s’est amassée, le long des trottoirs, s’agenouille au passage du St sacrement et la fanfare fait vibrer l’atmosphère. Dans ce tintamarre, les séminaristes ont bien du mal à faire entendre leurs chants.
Les professeurs, en soutane noire et surplis blanc, transpirent comme des bœufs sous un soleil implacable. Il flotte dans l’air une odeur de roses, de bougies, d’encens. Pour nous, séminaristes, qui sommes toujours parqués derrière nos fenêtres opaques, c’est une évasion. Voir la foule, des hommes et des femmes comme tout le monde et des filles ravissantes vêtues de légères robes blanches et coiffées de chapeaux à fleurs.
 Il ne m’en faut pas plus pour me faire rêver, moi, le futur prêtre, à qui on apprend que la femme c’est la tentation, c’est le diable. Je sens le péché planer sur moi, comme une buse sur une couvée de poussins..]

la procession du Saint-Sacrement


La procession du Saint-Sacrement, 
le jour de la fête Dieu.


[…C’est la fanfare qui salue la bénédiction du St-sacrement, de ce refrain militaire qui fait partie de toutes les fêtes. Têtes baissées, nous sommes agenouillés, sur le sol, avec nos bas noirs qui ramassent la poussière des pavés.

La cérémonie s’achève. Les apprentis curés, que nous sommes, regagnent leur tanière, sous les yeux curieux de la foule. La procession du St-Sacrement présage la fin de l’année scolaire. Déjà le soleil nous parle de vacances. Tout nous semble plus beau, plus clair, même l’austère réfectoire où les sœurs nous ont préparé une surprise: de la salade et un hachis parmentier! Aujourd’hui, pas de lecture. On a le droit de parler. Le Supérieur clame " Benedicamus Domino ". C’est le rite, la formule sacrée qui rompt le silence. Ainsi le veut le coutumier

Le temps est superbe, chaud, propice à la fenaison. Les cultivateurs s’affairent, se hâtent dans le sifflement des lames de faucheuses. La colonne des séminaristes, tout de noir vêtus, parcourt la campagne, dans l’air parfumé et la senteur acide et crue du foin séché. C’est la promenade d’été, avec, pour objectif, un lopin de terre que nous appelons " la pâture ". Ce coin de verdure a été légué, au séminaire, par un riche fermier retraité qui ne se doutait pas de tout le bonheur qu’il allait apporter à de jeunes pensionnaires avides d’espace, de liberté, de grand air

Entourée de peupliers majestueux, flanquée d’un petit cours d’eau qui se faufile à travers les joncs, les églantiers, les noisetiers, la pâture nous offre son épais tapis d’herbe tendre et verte, parsemée de coquelicots et de boutons d’or Nous y organisons des concours de boules, de "pas de géants ", de sauts en hauteur. Les aînés, candidats au bac, ont emporté leurs bouquins et vautrés dans l’herbe, à l’ombre des peupliers ils repassent les formules de trigonométrie et se récitent, mutuellement les dates historiques. Les abeilles bourdonnantes s’affairent d’une fleur à l’autre. Les oiseaux s’appellent de peuplier en saule, de saule en hêtre, de hêtre en noisetier Une débauche de verdure se lance à l’assaut de l’été.

A la fin du dernier trimestre, un phénomène d’excitation générale s’empare de tous les pensionnats du monde et se répand dans tous les collèges. L’institution St-François d’Assise ne fait pas exception. Il ne reste plus que 8 jours, pour les révisions, avant le passage des examens. Les cours sont moins réguliers. On passe plus de temps en salle d’études et moins en classe, ce qui laisse aux prof le temps de corriger les copies et de rédiger les bulletins. La fièvre de fin d’année scolaire se manifeste, surtout au dortoir, par des farces inoffensives comme les lits en portefeuille, du poil à gratter dans les draps ou la bassine d’eau, en équilibre instable, sur la porte d’entrée.

Tout vient à point à qui sait attendre. Le 14 juillet, les portes du petit Séminaire s’ouvrent et c’est la grande diaspora des vacances. Chaque élève part avec, dans ses bagages, son bulletin de notes à faire signer par les parents et, dans sa tête, les instantes recommandations des prof.

"Ne vous laissez pas tenter par le démon. Si vous pensez au mariage, vous n' avez pas la vocation. Le Seigneur vous appelle. Il veut que vous soyez totalement à lui. Il vous comblera par sa présence et vous serez épanouis. il est préférable que vous quittiez le séminaire, avant de recevoir le sacerdoce, plutôt que d’être, plus tard un "mauvais prêtre ".

En " passant " la grand’porte, j’éprouve une impression de soulagement. Le temps des vacances va me libérer de tous ces complexes. Je vais enfin vivre une vie normale... Erreur I J’ignorais à quel point j’étais "conditionné ". Écrasé par la pression sociale, je vais rester un bon "séminariste ", un "futur prêtre ". Il me faut déjà vivre comme un "petit curé" selon l’expression de mon entourage.

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